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Après-guerre

Cen’est que peu après mon retour de Cannes que Mel fut envoyé en Allemagne. Son unité était stationnée à Lunebourg, près de Hambourg. Commença alors une cor- respondance hebdomadaire qui dura jusqu’à mon arrivée en Irlande, en 1948.

L’Allemagne était complètement détruite. La population manquait de tout et je pris l’habitude d’envoyer des colis de café à Mel. Le café et les cigarettes valaient plus que l’argent, et au marché noir, avec ces deux ingrédients Mel pouvait s’offrir tout ce qu’il voulait. Il m’acheta une très jolie montre en or et quelques pièces d’or que le bijoutier de Menin transforma en une grosse chevalière à ses initiales (qu’il a toujours d’ailleurs). Mel découvrit aussi un excellent tailleur qui lui fit un ou deux costumes plus une canadienne, très à la mode à l’époque, qu’il porta pendant des années. Naturellement, je devais lui envoyer le tissu, la doublure, le fil et les boutons, mais quand il venait en permission en civil, il était magnifiquement habillé.

Maurice, qui était revenu s’installer à «Fontaine», demanda à Mel s’il pouvait lui procurer une paire de jumelles que les capitaines des U-Boats utilisaient pour voir la nuit. Mel lui apporta une paire de jumelles exceptionnelles qu’il utilisa beaucoup pour faire la chasse aux canards. Il y avait une hutte sur son étang où, avec son garde, Maurice allait la nuit quand la migration des canards passait au-dessus de la Somme. Pour remercier Mel, Maurice lui fit cadeau d’une Jaeger-Lecoultre. C’était une montre à savonnette (dont le cadran est recouvert d’un couvercle), ce qui était assez rare, et Mel la garda pendant près de quarante ans. Chose amusante, en lisant le journal Mel vit un article sur les montres à la suite duquel nous allâmes à Londres, chez Sotheby’s. Nous fûmes absolument renversés lorsque la fameuse montre fut estimée à plus de mille livres. Mel ne l’utilisait plus, car les montres modernes sont plus pratiques et il décida de la vendre. Le chèque fut consacré à renouveler les armoires de la cuisine dans notre bungalow, un demi-siècle après avoir acquis la montre.

Mais revenons à nos moutons... L’hiver 1945-46 fut très dur. Mes parents allèrent passer quelques semaines à Nice, mais, dans le Nord, les choses étaient difficiles. C’est une erreur de croire que dès qu’une guerre est finie les choses redeviennent normales. Les industries détruites, l’absence de main-d’œuvre, les transports inexistants, l’agriculture qui manquait d’engrais: tout était à refaire dans un pays qui était financièrement ruiné. Le ravitaillement s’améliora lentement, mais le gros problème restait le chauffage. Cet hiver-là fut je crois le plus pénible de ma vie.

L’année 1946 fut pour la famille Cinqualbre une période d’incertitude et de flottement. Après notre retour dans la maison d’Halluin, Denise, qui venait d’obtenir son divorce, s’était installée dans la maison de Menin qui appartenait à Maurice et où elle ne payait pas de loyer, car son mari se faisait tirer l’oreille pour l’aider financièrement, compte tenu qu’elle s’affichait avec son amant qui avait été l’assistant de son mari! Maurice et Nelly étaient revenus à Fontaine. La maison de Maurice avait été complètement détruite en 1940, mais le président de la maison Agfa – dont j’ai oublié son nom – y possédait un petit pavillon de chasse et l’avait mis à la disposition de mon frère. C’était un homme très riche qui avait souvent été invité à Fontaine avant la guerre, et il convoitait l’étang de Maurice. Il en possédait un, mais beaucoup plus petit et moins fourni en poisson.

Pendant l’été 46, Maurice et Nelly allèrent à Paris pour un voyage d’affaires, car il fallait remonter Superlin et Maurice voulait reprendre contact avec Marcel Boussac et d’autres négociants du textile. Il revint de Paris avec la typhoïde et fut malade pendant des semaines. Ayant moi-même eu la typhoïde étant enfant, j’étais immunisée et suis allée plusieurs fois aider Nelly à le soigner. Je dois dire qu’elle était une infirmière modèle et qu’elle a soigné son mari d’une manière exemplaire.

Nelly ne voulait pas aller habiter Menin et Maurice vendit sa maison. Denise alla vivre dans notre villa de Nieuport et trouva du travail dans une usine de céramique où elle faisait de la décoration. Franchement, elle menait une vie de bâton de chaise, buvant beaucoup et étant incapable de se remettre à une existence normale après son divorce. Denise nous causa beaucoup d’ennuis. J’ai encore toute une correspondance entre Mère, Maurice et moi, après mon mariage, où les problèmes de Denise réapparaissent constamment. Pour en terminer avec un sujet si désagréable, Denise, dans la pénurie, revint vivre chez Mère pendant deux ou trois ans et se remaria avec Désiré Delhaye, qu’elle avait rencontré par petite annonce! Ils se fixèrent à Mons et mes contacts avec eux se réduisirent à une correspondance intermittente qui devint acrimonieuse après la mort de Mère, Denise mettant toutes sortes d’obstacles au règlement de la succession. Elle était devenue alcoolique et il était impossible de raisonner avec elle. Finalement, elle faillit mourir d’une cirrhose et dut renoncer à l’alcool. Je suis allée la voir plusieurs fois à Mons vers la fin des années soixante et début septante. La succession fut finalement réglée peu avant sa mort en 1978, suite à un cancer du sein. Les seuls bénéficiaires furent les notai- res, qui avaient sucé le bonbon pendant des années! En toute franchise, Denise est un sujet sur lequel il m’est impossible d’être impartiale, car elle a empoisonné ma vie pendant des années.

Pour en revenir à Maurice et à Superlin, ce négoce était basé sur la vente par correspondance et, naturellement, la guerre l’avait pratiquement détruit. L’associé de Maurice, Gaston Bitouzé, avait ouvert pendant les années de guerre un magasin dans ce qui avait été le bureau de la firme, et l’affaire avait vivoté tant bien que mal. Suite à une typhoïde, Maurice n’avait plus l’énergie pour reprendre les affaires au même rythme qu’avant, et Nelly ne voulait pas venir habiter Halluin.

Maurice acheta une grande maison à Fontaine et ils partagèrent leur vie entre Fontaine et Halluin, arrivant tous les lundis et repartant le jeudi. Maurice allait à son bureau, qui était en réalité un magasin. Superlin ouvrit un autre magasin à Abbeville avec l’idée que Gaston s’occuperait de celui d’Halluin et Maurice de celui d’Abbeville, mais le cœur n’y était plus!

C’est vers le début de 1946 que Père eut des ennuis de santé. Père n’avait jamais été malade de sa vie, mais il eut des problèmes de prostate, qui est, paraît-il, la maladie des hommes sages... Les choses empirèrent graduellement, si bien que la seule solution était une opération.

Père avait une véritable horreur de la chirurgie. C’était une phobie chez lui, il en était terrifié. A l’époque, l’opération de la prostate se faisait en deux temps. La première opération était le détournement de l’urètre et le malade devait porter un petit sac pour recevoir l’urine. Le but était soi-disant de décongestionner la prostate et d’éliminer tout risque d’infection. Puis, dans la seconde opération, deux mois après, la prostate était enlevée, le cours normal de l’urètre était rétabli et tout allait bien. Nous connaissions plusieurs messieurs qui avaient subi les deux opérations et s’en étaient très bien tirés.

Compte tenu de l’attitude de Père vis-à-vis de la chirurgie, le chirurgien décida de faire l’opération en une fois, technique qui commençait à être introduite et qui avait l’avantage d’éviter les risques de deux opérations rapprochées, anesthésie, etc.

Père fut opéré fin avril 1947 et tout se déroula parfaitement bien; mais vingt-quatre heures après l’opération, il eut un choc postopératoire tel qu’il entra dans le coma et mourut deux jours après. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que Père mourut purement et simplement de peur...

Aucun de nous n’avait jamais envisagé la possibilité que Père meure de cette opération et le choc fut terrible pour nous tous. Maurice était anéanti et Denise qui adorait son Père ne faisait que pleurer. Pour finir, c’est moi – avec l’aide de Mère, qui, effondrée, resta néanmoins assez forte – qui dut organiser les funérailles, la réception, les fleurs... tout ce qui doit être fait à un tel moment. Je dois dire que Mère a toujours été «la femme forte» de l’Evangile et qu’elle réagit avec plus de courage que Maurice et Denise, mais la plus grosse part tomba sur mes épaules et, quelques mois plus tard, Maurice me dit un jour: «Tu es la plus jeune et c’est toi qui a pris le plus lourd fardeau quand ton père est mort.»

La mort de Père changea bien des choses. Mère héritait, évidemment, et les parts de Superlin qui appartenaient à Père passèrent entre ses mains. Dans les mois qui suivirent, Maurice émit le souhaiat de vendre toutes nos parts aux Bitouzé et de se retirer complètement des affaires, ce qui fut fait après de longs pourparlers.

Denise était à Nieuport et Mel fut démobilisé durant l’été 1947. Il aurait dû être démobilisé en 1945, mais il avait envisagé la possibilité de faire sa carrière dans la RAF et s’était réengagé pour dix-huit mois. Toutefois, la fin de la guerre amena de grands changements dans l’armée. La guerre froide n’avait pas encore commencé et les forces armées servaient surtout à occuper l’Allemagne. Le moral était à zéro, les nouvelles recrues n’avaient aucun but, et, en 1947, Mel décida de quitter la RAF et de chercher du travail dans l’aviation civile. Pendant un moment, il envisagea d’émigrer au Canada, mais une telle décision aurait entraîné notre séparation définitive. Après la mort de Père j’avais quitté mon poste au couvent pour rester avec Mère et il n’était pas question pour moi de partir au Canada. A l’époque c’était un voyage sans retour, et je ne pouvais faire ce chagrin à Mère, veuve depuis quelques mois seulement.

Pour finir, nous annonçâmes nos fiançailles en été 1947 et, au mois d’août, Maurice emmena Mère, avec Nelly, Mel et moi, à Saint-Malo où nous avions beaucoup d’amis pour une semaine de vacances qui nous fit à tous le plus grand bien.

Rentrés à Halluin, Mel retourna à Newcastle et finit par trouver un poste d’inspecteur chez Air Lingus, la ligne aérienne nationale irlandaise qui commençait à démarrer, et il fut tacitement accepté que nous nous marierions pour nous établir à Dublin. Mère était plutôt désolée à l’idée que je parte «si loin», mais la mort de Père l’avait dans un sens libérée. Pour la première fois de sa vie, elle était maîtresse de sa fortune, de son temps, de son mode de vie, et elle commençait à très bien s’y faire.

Ce fut la visite du doyen de l’église d’Halluin qui me décida à partir avant d’être mariée. Il sonna un jour à notre porte et demanda à me voir. Il me dit qu’il avait appris mes fiançailles et qu’il espérait que mon fiancé était catholique. Je lui dis que non, Mel était presbytérien. Il me rappela alors que si je voulais être mariée à l’église Mel devrait s’engager à ce que ses enfants soient élevés dans la religion catholique. Je lui répondis que nous avions abordé la question et que mon fiancé n’était pas disposé à prendre de tels engagements, que mon frère était lui aussi marié à une protestante, que je ne voyais pas pourquoi l’Eglise exigeait que nos enfants soient catholiques. Nous étions tous chrétiens, nous récitions tous le même Credoet ce qui nous était commun était beaucoup plus important que ce qui nous séparait. Le doyen se retira en bon ordre, mais il était évident que me marier à Halluin poserait des problèmes.

Je dois dire que la réaction de Melville à cette question concernant les enfants m’avait un peu étonnée. Dieu sait que Mel n’est pas dévot! et il est des plus accommodant. Il ne m’a jamais rien refusé si vraiment je tenais à quelque chose. Mais sur ce point-là il se montrait tout à fait récalcitrant. J’ai compris son attitude lorsque je suis allée vivre à Dublin, et je vais en rappeler un exemple. Melville m’avait bien fait la leçon: «Surtout, vis-à-vis des Irlandais, n’admets jamais que tu es catholique, tu serais mise au ban de la société.» Moi, je trouvais cela amusant, mais je suivis son conseil. Après tout il s’y connaissait bien mieux que moi quand il s’agissait des Irlandais du Sud.

Un beau jour, j’étais en route pour Newcastle par le train pour aller chez mes beaux-parents et devais changer de train à Drogheda. Pour être sûre de ne pas me tromper, j’ai demandé à une dame si c’était bien le train de Newcastle; évidemment, mon accent à l’époque était encore plus prononcé que maintenant, et la dame me demanda si j’étais Française. Je lui dis que oui; immédiatement, elle me demanda si j’étais catholique; je lui dis que non, j’étais protestante. Réponse ahurissante, du moins pour moi: «Alors il y a des protestants en France? Comment pouvez-vous croire que Jésus est le fils de Dieu si sa mère n’était pas la Vierge?» A quoi je répondis: «C’est une question théologique qu’il faut laisser aux évêques.» Mais je pense que cet incident démontre à quel point les Irlandais étaient bigots. A partir de ce moment, j’ai fait très attention de ne jamais révéler que j’étais catholique ou que j’avais été élevée dans un couvent. Melville avait tout à fait raison, j’aurais été très mal vue et nous aurions eu beaucoup de peine à nous faire des amis à Dublin.

Les problèmes que posait la cérémonie de mariage à Halluin me décidèrent à partir pour Dublin et à me marier là-bas. Je me demande encore comment j’ai réussi à persuader Mère? Aller rejoindre son fiancé sans être mariée, c’était impensable! Mais j’y suis arrivée... Je suis allée à Newcastle pendant l’hiver 47-48 pour faire la connaissance de ma belle-famille, et je dois dire que, tout de suite, nous nous sommes très bien entendus. Ils étaient vraiment très gentils et m’ont accueillie avec beaucoup de cordialité. C’était un peu étonnant étant donné que Bob, le frère cadet de Mel, avait épousé une Hollandaise, Christine, qui était plutôt désagréable, et, sitôt marié, l’avait emmenée à Newcastle, enceinte, et l’avait laissée chez eux pendant qu’il allait finir son service avec la RAF. Les parents de Mel avaient donc toutes les raisons d’être plutôt méfiants. Les mois qui suivirent furent consacrés à préparer mon départ et j’ai finalement quitté la France définitivement en mai 1948. Le reste de l’année a été un long transbahutement entre Dublin, Newcastle et Halluin pour arranger le transport de mes meubles, faire les papiers nécessaires, trouver un appartement. Nous avions décidé de nous marier le 31 décembre 1948, mais évidemment il y avait un papier qui manquait et le mariage fut remis d’un mois. L’aventure de Dizy, lorsque Maurice épousa Caroline et qu’il fallut galoper à Dizy pour la publication des bans m’a certainement rappelé des souvenirs!

Mon mariage mit un point final à la première tranche de ma vie. Je me suis installée à Dublin avec le sentiment que j’étais enfin libre d’être moi-même et de mener ma vie à ma façon.

A Halluin, les quelques années qui suivirent la guerre avaient été émaillées de toutes sortes de problèmes: la santé de Père, sa mort, le règlement de la succession, les ennuis que nous causait Denise, la question de Superlin, la tension qui existait entre Mère et Nelly – que Mère détestait – rendaient la vie désagréable quand Maurice et sa femme venaient à Halluin où ils passaient trois jours par semaine.Ils avaient leur chambre chez nous; tout cela me pesait. Il me fallait toujours tenir compte des autres, ménager les sensibilités de chacun et, après tout, j’avais 26-27 ans et je voulais faire ma vie comme tout le monde. Je suis donc partie avec un sentiment de soulagement indescriptible. Je ne voudrais pas donner l’impression que ma famille était insensible à mon sort, mais leurs problèmes avaient beaucoup plus d’importance à leurs yeux. J’avais toujours été la cadette, et de combien!

A la grande surprise de tous, notre mariage fut un succès complet et Mère vint nous voir à Dublin à deux reprises et en avion s’il vous plaît! Ce qui la transforma en héroïne, à sa grande satisfaction...

Pendant deux ou trois ans j’ai travaillé à Dublin, dans une usine qui fabriquait des réservoirs pour le mazout et des meubles de bureau en métal. C’était une usine qui avait déménagé de Bruxelles à Howth, près de Dublin. La direction était belge, parlait français, tout le personnel était irlandais et parlait anglais. Au début, le représentant et moi étions les seuls à être bilingues. J’étais employée comme secrétaire de direction et le directeur, M. Adrianssens, me dictait ses lettres en français et je devais les traduire et les taper en anglais.

Lorsque Mel et moi décidâmes que le moment était venu de fonder une famille, notre départ de Dublin s’imposa. A l’époque, l’éducation en Irlande était faite en gaélique. Nous n’avions pas les moyens de mettre nos enfants éventuels dans une école privée et il n’était pas question de les entendre parler le gaélique.

Donc, au début de 1954, Mel trouva une situation chez Silver City, une ligne aérienne qui opérait depuis Blackbushe Airport, et je me souviens qu’un soir nous avons ouvert la carte pour voir où il serait bon de trouver un logement.

Mel avait l’ambition de joindre B(ritish) E(uropean) A(irways), mais BEA possédait 49% des parts d’Air Lingus et les deux lignes avaient une clause de non concurrence. Il fallait donc que Mel fasse un détour en quelque sorte, d’où Silver City. Sur la carte, Camberley était près de Blackbushe, mais entre Blackbushe et Heathrow la base de BEA: allons-y pour Camberley.

Nous arrivâmes à Camberley en avril 1954, avec la voiture, le chien, et moi enceinte! Pour nous installer dans un appartement semi-meublé où nous mîmes nos meubles qui arrivèrent par conteneur quelques semaines plus tard. Au mois d’août, il fut décidé que j’irais voir Mère avant que ma grossesse ne soit trop avancée, et Mel me rejoindrait pour la fin de mon séjour. Tout se passa bien, Mère et moi fîmes les magasins pour acheter la layette. Quand le moment du départ approcha, Mère demanda à Mel de me laisser à Halluin pour une semaine encore. Après tout, une fois le bébé arrivé, Dieu sait quand je reviendrais? Si bien que je repartis seule à la fin août. Le jour du voyage, il faisait un temps magnifique mais avec beaucoup de vent, et la mer était houleuse. N’ayant pas le pied marin, je me suis installée sur le pont dans un transat pour la traversée Calais-Douvres. C’était la fin des vacances et il y avait énormément de monde à bord; le bateau tanguait passablement et, en passant devant moi, une dame à perdu l’équilibre et est tombée sur moi de tout son poids. J’étais enceinte de six mois, et dix jours plus tard j’ai perdu mon bébé, une petite fille... Physiquement, je me remis rapidement, mais le moral... Pour essayer de me distraire, Mel lanca l’idée d’acheter enfin notre maison et les recherches commencèrent.

En novembre 1954, Mère fit un infarctus très sérieux et je fus appelée d’urgence à Halluin. Elle survécut, mais il était évident qu’elle ne pouvait plus rester seule et il fallut lui trouver une dame de compagnie, Mme Giraud, qui prit la charge du ménage.

L’année 1955 vit l’achat de notre maison à Sandhurst, dans un lotissement en construction de cent-cinquante propriétés, où nous sommes d’ailleurs toujours, et ce fut la course entre les maçons et la sage-femme, qui l’emporta d’une courte tête quand Maurice naquit le 13 octobre: joie impossible à exprimer!

Tristement, mon frère succomba à une crise cardiaque en janvier, sans avoir jamais connu son filleul. Cette mort marqua le déclin final de Mère. Elle eut cependant la joie de voir son petit-fils plusieurs fois avant sa mort, en septembre 1957.

Nous avions emménagé dans notre maison de Sandhurst en février 1956. Le décès de Mère coïncida avec l’entrée de Mel à British Airways où il termina sa carrière vingt-cinq ans plus tard.

La mort de Mère signifia la disparition de la famille Cinqualbre d’Halluin, alors que la famille Calvert émergeait à Sandhurst. C’est donc le bon moment pour mettre fin à mes souvenirs. Comme le disent les Anglais: «The rest is history...»

Cet exercice de mémoire m’a appris beaucoup de choses. Premièrement: mettre ses souvenirs sur le papier est extrêmement difficile. Comment exprimer ce qui est souvent une image, une impression, une odeur même? Deuxièmement: le temps déforme les souvenirs; la vie jette un jour nouveau sur ce qui s’est passé. Les conséquences d’un incident ou d’une décision sont apparues et on ne voit plus les choses de la même façon. Troisièmement: écrire n’est pas facile, c’est un vrai boulot et je tire mon chapeau aux auteurs, même les moins réputés.

Néanmoins, dans un monde qui change de plus en plus vite et de plus en plus profondément, il est à souhaiter que plus de gens laissent des souvenirs qui évoquent une société disparue. Mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir été obligée, enfant, de tenir un journal où j’aurais pu noter tant de choses maintenant évanouies à jamais.

Quand on regarde en arrière, on s’aperçoit que la vie de chacun est gouvernée par des événements sur lesquels on n’a aucune influence. S’il n’y avait pas eu un homme nommé Hitler, je serais sans aucun doute devenue pharmacienne, je me serais mariée en France, Superlin aurait continué à faire de bonnes affaires, Nelly ne serait pas devenue veuve et Maurice ne l’aurait pas épousée. Aurions-nous tous été plus heureux? Qui sait?

Dieu merci, j’ai toujours pensé que les deux mots les plus futiles de la langue française sont: «Si seulement...», et je n’ai jamais regardé en arrière avec regret.

FIN

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